Un orage menace dehors. La nuit s’abat sur le manoir en une fraction de seconde, alors que nous sommes au beau milieu de l’après-midi. Le doux chant des oiseaux a été remplacé par les craquements sinistres de la toiture et du vieux saule pleureur de la cour.
Les violentes rafales menacent de déraciner l’arbre centenaire, mais ce dernier résiste aux assauts du vent. Ses branches tombantes s’écartent, dévoilant un massif tronc tortueux. Il semble si vulnérable, mais il tient bon. Fascinée par ce combat entre les éléments, j’en oublie la pièce où je me trouve.
La pluie cogne contre les carreaux de la bibliothèque, dérobant les couleurs chaudes du printemps. Le feuillage légèrement bleuté du saule me paraît terne, grisâtre. Il en est de même pour l’herbe tantôt verdoyante. Ce paysage m’inspire une profonde sensation de malaise qui me prend aux tripes.
Malgré le début de tempête qui menace par-delà ces murs, je donnerais tout pour sentir les gouttes d’eau s’écraser sur ma peau. Sentir le vent glacer mes os. Sentir mes pieds s’enfoncer dans la boue. Sentir la surface calleuse de cet arbre majestueux écorcher la paume de mes mains. Je voudrais ressentir le monde…
Un premier éclair déchire le ciel d’une lumière blanche éblouissante. Les battements de mon cœur demeurent en suspend lorsque le tonnerre gronde enfin. Les dalles du sol frémissent et les étagères aux murs tremblent.
Deux mains s’abattent devant moi.
Je sursaute.
Je me redresse sur ma chaise et l’immense bibliothèque me semble ridiculement petite lorsque je croise les prunelles grises d’Olga. Même si c’est à l’extérieur que l’orage se déchaîne, ce sont les yeux de ma mère adoptive qui me foudroient à cet instant.
Je déglutis face à l’expression froide et fermée de son visage creusé par les années. Ses cheveux poivre-sel tirés en arrière ne font qu’aggraver ses traits naturellement durs. Elle est toujours appuyée sur le bureau et je n’ose esquisser le moindre mouvement de peur que sa colère et ses reproches ne s’abattent, une fois de plus, sur moi.
Le silence est assourdissant. Je n’entends que le tambourinement de mon cœur contre ma cage thoracique. Elle ferme les yeux en se pinçant l’arrête du nez, elle a l’air fatigué.
Un second fracas du ciel me sauve, le temps d’un instant, de l’atmosphère électrique qui s’est emparée des lieux. Or, l’effet salvateur de cette interruption est de courte durée. Le silence d’Olga est une véritable torture pour mon esprit et n’augure rien de bon.
Lorsque ses iris rencontrent les miens, je m’en retrouve pétrifiée. J’ai beau approcher de mon seizième anniversaire, face à la tempête qui menace de déferler sur moi, je redeviens la gamine apeurée que la sexagénaire a prise sous son aile, douze ans auparavant. J’aimerais être en mesure d’échapper aux éclairs que me lancent ses yeux, mais je suis coincée dans cette maudite bibliothèque.
L’ambiance aphone, perturbée par l’orage, perdure de longues minutes qui me paraissent des heures. Je déteste quand elle fait ça. Elle me jauge en silence, me laissant, en proie aux doutes et à l’appréhension. Et, au moment où ses lèvres s’entrouvrent enfin, mettant un terme à ce supplice, j’en viens à regretter son mutisme.
— Tu me déçois, Méthée.
Ses mains, jusque là posées à plat, se crispent, jusqu’à ce qu’elle serre les poings. Je ne suis plus en mesure de soutenir son regard sévère et froid alors, je baisse les yeux. Un poids comprime ma poitrine à cause de ces paroles.
— Tu dois te concentrer, me sermonne-t-elle.
Je fixe le petit tas de sable amoncelé sur la table. Il ne m’inspire qu’une profonde frustration. Olga s’obstine à croire que je suis en mesure de pratiquer la magie, mais je ne suis pas une Mage, je ne donne pas vie aux éléments, et encore moins une Empathe capable de contrôler les émotions d’autrui. Je ne suis qu’une humaine aux sens plus affûtée que la moyenne.
Cependant, depuis un an, l’Érudite s’obstine avec ces exercices sans queue ni tête : « Fais voler cette feuille ! », « Allume cette bougie ! », « Change ce verre d’eau en glace ! », ou comme aujourd’hui, « Transforme ce sable en verre ! ». Chacun de ces tests s’est conclu en échec cuisant, à tel point que j’ai fini par arrêter d’essayer.
Je ne sais même pas pour quoi je fais tout ça. Pour lui faire plaisir ?
La frustration et la honte se muent en indignation.
— Qu’est-ce que t’espérais, Olga ? demandé-je froidement.
Le ton de ma voix me surprend, je n’avais jamais ressenti une colère aussi noire.
— Tu t’attendais à ce que, comme par enchantement, je réussisse cet exercice débile ?
Un rire sans joie s’élève dans la pièce tandis que face à moi, le visage d’Olga est tordu par l’incompréhension.
— Qu’est-ce qui te…
Ses mots restent en suspend. Je me lève brusquement. La chaise grince sur le parquet, vacille, mais ne tombe pas. Ma mère adoptive recule d’un pas devant la bête furieuse que je suis.
— Non… Non ! Je t’interdis de me reprocher quoique ce soit ! l’interrompé-je.
Je n’arrive plus à penser correctement. Je suis hors de moi, les battements de mon cœur résonnent à l’intérieur de ma boîte crânienne. Dehors, le ciel s’éclaircit. Pourquoi s’acharne-t-elle ?
— J’ai toujours fait ce que tu voulais. Toujours. Et qu’est-ce que j’ai en échange ? hurlé-je, les larmes au bord des yeux.
— Méthée…
Sa voix se veut plus douce, à l’instar de son expression, mais il est trop tard pour que cela puisse avoir un quelconque effet sur ma colère.
— Douze ans, privée de ma liberté pour ma soi-disant sécurité. De quel danger me protèges-tu ? Tu crois que je ne suis pas en mesure de me défendre alors que tu n’as fait que m’entraîner ? Regarde !
Mon poing s’abat avec force sur le pauvre meuble en bois qui cède comme une brindille. Son regard me fuit.
— Tu penses vraiment que je suis en danger là ? la questionné-je en le montrant la table réduite en pièce.
— Calme-toi…
— Que je me calme ? Tu te fous de moi ! Comment veux-tu que je me calme ? Depuis que tu m’as recueilli, je n’ai jamais rien connu d’autre que ce maudit manoir. Mon quotidien n’est rythmé que par de stupides entraînements pour m’apprendre à survivre… Mais survivre à quoi, Olga ? Pourquoi m’avoir sauvé si c’était pour m’offrir cette vie misérable ?
Ma voix se brise. Mes bras retombent le long du corps et mes épaules s’affaissent. Les larmes qui menaçaient de couler finissent par se déverser sur mes joues. Mon corps tressaute secoué par mes sanglots. Mes prunelles implorent des réponses que j’attends depuis des années.
— Parce qu’on me l’a demandé…
Elle a prononcé ses mots si faiblement, que je ne suis pas sûre de les avoir entendus.
— De quoi ?
Olga ouvre la bouche comme pour dire quelque chose, mais se ravise. Elle recommence trois ou quatre fois, avant de finalement lâcher :
— J’ai toujours œuvré pour ton bien, Méthée. Aie confiance, je…
— Que je te fasse confiance ?
Je balaye la tristesse de mon visage d’un revers de la main et ris jaune.
— Que je te fasse confiance ! répété-je. Vraiment ?
— Écoute…
— Non. C’est toi qui vas m’écouter. Arrête de mentir en me faisant croire que tu éprouves la moindre tendresse à mon égard. Je ne suis qu’une énième expérience pour l’Érudite que tu es. Tu te fiches totalement de mon bien-être. Tu n’en as rien à faire que je souffre ou que je sois en train d’étouffer dans cette prison dorée, dis-je plaintive.
Ma vision se rétrécit et se trouble, je dois prendre appui de mes mains tremblantes sur la chaise pour ne pas défaillir. Mon corps est sur le point de rompre sous les coups d’une tension inconnue. Une perle de sueur coule sur ma tempe.
— Il faut que tu te clames, Méthée, supplie-t-elle en s’approchant.
Je lève le bras pour la stopper. Le fils de mes pensées m’échappe alors que je peine à reprendre mon souffle.
— Je te dirais tout quand je jugerais que tu es prête.
— Et ce sera quand ? J’ai seize ans, je suis plus une gosse !
L’inquiétude et la tendresse qui adoucissaient les traits de ma mère adoptive se volatilisent. Ce sont ses iris gris et froids qui me fixent désormais.
— Ton comportement est la preuve que tu n’es pas prête à connaître la vérité.
La déception qui point dans le fond de sa voix me pique à vif. Comment ose-t-elle ? J’ai la tête qui tourne, mais un craquement sourd parvient à mes oreilles. Un livre tombe de l’une des nombreuses étagères.
J’arrive à entendre la cadence irrégulière du cœur de la sexagénaire tandis que la peur paraît tirailler son visage marqué par les âges. Mes doigts enserrent si fort la chaise que celle-ci cède sous la pression. Je m’avance vers celle qui prétend être ma bienfaitrice, délaissant derrière moi les copeaux de bois.
J’en ai plus qu’assez de vivre dans l’ignorance. D’être sans cesse assailli de milliers de questions, dont elle seule semble détenir les réponses. Je me plante devant elle, la surplombant d’une demi-tête tandis qu’elle soutient mon regard.
Sa main se pose délicatement sur la peau nue de mon bras. Ce contact provoque un frisson le long de mon échine et je retrouve peu à peu mes esprits.
— Tu es en train de perdre le contrôle… Respire, ma fille…
Ses mots me rassurent. J’inspire profondément dans l’espoir de ralentir les battements qui cognent contre ma cage thoracique.
— Pardon, Olga… Je…
Mes jambes flageolent et je tombe à genoux. Qu’avais-je l’intention de faire ?
— Ce n’est rien…
Elle me serre dans ses bras, ses mains traçant de petits cercles dans mon dos. Comment peut-elle se montrer si douce après les horreurs que je lui ai dites ?
— Je sais que c’est dur, Méthée, mais sois patiente. Je te le promets, un jour, je te dirais tout.
Je veux la croire. Seulement, j’ai l’impression que c’est elle qui n’est pas prête à me parler de mon passé, ou que quelque chose l’en empêche…