INTYLHAË-T1 : CHAPITRE II

Des heures se sont écoulées depuis l’incident de cet après-midi. Des heures durant lesquelles je suis restée cloîtré dans ma chambre à fixer mes mains. Je ne pouvais plus faire face à Olga. Pas après l’avoir menacé ainsi… J’ai bien vu son regard ; bien qu’elle ait essayé de le cacher, les battements de son cœur ne mentaient pas : elle me craignait. Elle pensait sérieusement que j’allais lui faire du mal.

Je le voulais, mais ce n’était pas moi. J’étais tellement en colère par les cachotteries de ma mère adoptive, que je me suis laissée submerger. Mes pensées se sont emmêlées et…

Mes doigts se crispent sur mes cuisses lorsque je me remémore les événements de la bibliothèque. Ce n’était pas la première fois que ça se produisait et j’ai réussi à reprendre le contrôle avant que ça dégénère. Je ne voulais pas que ça se passe comme ce jour-là…

— Qui sont mes parents ?

L’Érudite campe sur ses positions. J’en ai assez de rester dans l’ignorance. Je veux savoir. J’ai le droit de savoir. Pourquoi refuse-t-elle de répondre à mes questions ? Pourquoi faut-il qu’elle me prive de mon passé ? Pourquoi ne me dit-elle pas d’où je viens ?

— Je ne sais pas.

— Tu mens !

J’ai mal à la tête tellement le sang pulse violemment dans mes tempes. Olga m’évite depuis que des vagabonds sont venus se perdre aux abords du manoir. Elle est distante et froide. On était proche avant, alors qu’est-ce qui a changé ? Qu’ai-je fait de mal ?

— Pourquoi tu mens toujours ? Pourquoi tu m’évites depuis que ces voyageurs sont venus ? Pourquoi je n’ai plus le droit de sortir ?

— Tu n’es qu’une enfant Méthée. C’est dangereux à l’extérieur.

— Mais de quel danger tu parles ? Je sais me battre, tu le sais ! C’est même toi qui m’as appris à me défendre. Qu’est-ce qui a changé par rapport à avant ?

Elle reste impassible, insensible. Je la toise du haut de mes un mètre quinze. Je n’ai que onze ans, c’est vrai, mais jusqu’à aujourd’hui, j’avais toujours pu me balader comme je le voulais dans la forêt ou au village dans la vallée. C’est injuste qu’elle m’oblige à rester ici, sans aucune justification.

— J’ai été irresponsable de te laisser faire ta vie comme tu l’entendais. Je rectifie cette erreur désormais. Il va falloir que tu t’y fasses, mon enfant.

— Que je m’y fasse ? Mais tu m’emprisonnes !

Elle me tourne le dos pour entrer dans sa chambre. Elle ne mesure pas à quel point ma colère est grande et moi non plus d’ailleurs, je ne la mesure pas. Un craquement survint à mon oreille, mais je l’ignore.

— Ne tourne pas le dos !

Ma voix est aussi froide que les hivers des Chaînes de Glace. Olga fait volte-face, indignée par mon ton incisif. Or, lorsque ses iris gris croisent les miens, elle n’ose plus bouger.

Ma vision se trouble, les couleurs changent, se mélangent. Mes muscles tremblent, à moins que ça ne soit le sol. J’en sais rien. Ma respiration se fait sifflante et le cœur de la sexagénaire résonne fort contre sa cage thoracique. Elle est effrayée. Je n’aurais jamais cru voir la peur sur son visage et j’adore ça.

— Mé… Méthée ?

— De quel droit me prives-tu de mon passé ? De ma liberté ? De la vérité ?

J’approche dangereusement d’elle. Le sol craque à chacun de mes pas. Le plafond se fissure. Elle est à ma merci.

La suite est floue, je ne m’en souviens pas vraiment. Je sais juste qu’à mon réveil, Olga avait un bras cassé, des bleus et éraflures sur tout le corps, mais surtout, l’aile est du manoir avait été détruite. L’Érudite osait à peine me parler, et, lorsque ses prunelles se posaient sur moi, la peur ne la quittait pas.

Je voudrais sincèrement être une simple humaine comme je l’ai affirmé à Olga tout à l’heure. Cependant, aucun Humain n’est capable de faire le quart de ce dont je suis capable. Je peux entendre à des kilomètres, discerner des battements de cœur. J’ai une force capable de briser une table en chêne massif comme une vulgaire brindille. Pister un animal n’est pas un problème pour moi. Mais, surtout, aucun Humain ne pourrait détruire la quasi-totalité d’un bâtiment.

J’ignore ce que je suis. J’ai les sens aiguisés et la force d’un Lycanthrope. Je peux matérialiser la magie comme les Mages, mais je réprime ce don. C’est trop dangereux. Je pourrais perdre le contrôle et je refuse de faire du mal à ma mère adoptive. Je ne me pardonnerais jamais ce que je lui fais. Qu’importe à quel point je suis en colère contre elle.

***

Les yeux d’Inka sont bien haut dans le ciel et éclairent le monde la nuit de leurs rayons. Les pics de glaces éternelles luisent tel du cristal dans l’obscurité. Je ne dormirais pas. Je sais que je n’y parviendrais pas.

Mes yeux quittent les étoiles pour se poser sur l’inébranlable saule de la cour. La tempête d’aujourd’hui n’aura pas eu raison de lui, ses racines demeurent encrées dans la terre, je pourrais presque sentir sa sève circuler à travers le sol.

Je quitte la fenêtre pour rejoindre la porte vitrée qui donne sur le balcon. Une fois dehors, je hume l’air d’une profonde inspiration. Les effluves de la nature éveillent mes sens. Les fleurs endormies qui bordent le sentier émettent une douce odeur sucrée, l’herbe fraîchement coupée agresse mes narines.

Le hululement d’une chouette me pousse à ouvrir les yeux. Je la repère au-dessus du bois, planant avant de piquer et de disparaître dans les feuillages. L’air frais me fait frissonner, mais je ne veux pas rentrer tout de suite. Je me délecte de cette connexion particulière que je partage avec la nature, comme si j’étais intimement liée à elle. Je peux la sentir et la ressentir.

Ce balcon est mon refuge.

Je m’assieds en tailleur et ferme les yeux. C’est la vielle Érudite qui m’a appris la méditation. J’ai toujours eu un problème de gestion des émotions et après ma première perte de contrôle, elle a décidé de me l’enseigner.

J’inspire et expire lentement. Mon cœur se calme doucement. J’essaie de vider mon esprit, de me libérer de mes sentiments corrosifs. La tension de la journée quitte mes muscles et je me sens légère. Lorsque je suis sur le point de plonger plus profondément dans la méditation, une voix inconnue parvient à mes oreilles.

Je rouvre les paupières instantanément. Mon être se tend tandis que je regarde en direction du son. La lumière du labo de la sexagénaire éclaire légèrement le saule pleureur et deux ombres sous celui-ci. Je reconnais la silhouette d’Olga, mais pas celle de la seconde personne. Sa carrure large est dissimulée sous une longue cape, mais je dirais qu’il s’agit d’un homme plutôt grand.

Je me concentre pour entendre leur conversation, mais je reste assise pour ne pas attirer leur attention bien qu’ils se trouvent à plusieurs mètres de là.

— Il faut que je lui dise tout. Elle mérite de savoir, de comprendre qui elle est, ce qu’elle est…

Le ton de ma mère adoptive se fait suppliant, je ne l’avais jamais entendu si vulnérable. Sa détresse m’ébranle et je comprends que la vérité qu’elle ne peut me dire la ronge autant que moi.

— Tu sais que tu ne peux pas, Olga. C’est ce dont nous avions convenu. C’est trop dangereux. Moins elle en sait, plus elle sera en sécurité et je sais que tu tiens à elle.

— Je n’ai pas le luxe de l’immortalité contrairement à toi ! Je ne serais pas toujours là. Que se passera-t-il quand je ne pourrai plus veiller sur elle ?

L’homme hésite, il a l’air de réfléchir. J’analyse au mieux leur parole, essayant de comprendre ce qu’il se passe. Qui est-il ?

— J’aviserais.

— Tu tiens à elle, je le sais. Sinon, tu ne m’aurais jamais demandé de me rendre aux ruines de ce village il y a douze ans. J’ai toujours fait ce qu’il fallait pour son bien. Si seulement je pouvais lui parler de tout… Ça l’aiderait à comprendre ses dons, sa magie. Elle est terrifiée…

— Tu as peur d’elle ?

Aucun jugement ne point à travers sa voix étouffée.

— J’ai simplement peur qu’elle ne soit pas prête à affronter ce monde. Elle ignore tant de choses.

— C’est pour son bien. Tu le sais. Alors, pourquoi m’avoir fait venir ?

— Rencontre-la.

Il tourne la tête comme pour fuir le regard de ma mère adoptive.

— Je ne peux pas…

L’assurance, dont il avait fait preuve jusque lors, disparaît.

— Tu ne peux pas ? Ou tu ne veux pas ?

Elle insiste sur les verbes, le ton dur et empli de reproche, mais le silence lui répond.

— Tu es le seul membre de sa famille encore en vie. Pourquoi la priver de ça en plus de tout le reste ?

Ma bouche s’ouvre sous le coup de la surprise. Ma famille ? La seule chose que je sais, c’est que mes parents sont morts. J’étais orpheline et seule lorsqu’Olga m’a trouvée. Je ne comprends plus rien.

J’essaie de suivre la suite de la conversation entre cet homme mystérieux et ma mère, mais je suis bien trop choquée pour parvenir à me concentrer.

— Souviens-toi qu’elle est ta place, Érudite, menace-t-il.

L’air s’alourdit d’une pression écrasante. Je suffoque alors que je me tiens loin d’eux. Cependant, je ne peux m’empêcher de craindre pour le sort d’Olga. La menace a l’air réelle. Je me lève, tant pis si j’attire l’attention.

Au moment où ma tête émerge de la rambarde, le visage de l’homme se tourne vers moi. Et, alors que je croyais enfin pouvoir discerner les traits de cet inconnu, ce sont les reflets d’un masque d’argent qui me font face. Je sais qu’il me voit, je sens son regard me brûler la peau.

Olga est plus longue à réagir à ma présence, mais ses yeux finissent par se poser sur moi. Ses lèvres bougent, mais je n’entends plus ce qu’ils se disent. L’homme disparaît dans l’ombre du grand arbre, mais je ne bronche pas. Je devrais sauter hors de ce balcon et le rattraper pour exiger des réponses, mais je reste là, interdite.

Je ne sais pas comment encaisser toutes ces révélations. C’est la première fois que j’obtiens des réponses, mais je me rends compte qu’elles n’ont fait que soulever davantage de questions.

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