Alors qu’il était confortablement installé à table avec les différents convives de la séance de dégustation, Herman Invictus était le seul qui ne mangeait pas, et ce malgré la somptuosité du plat qu’il avait sous les yeux. Il fallait dire que l’homme d’affaires n’était pas totalement présent parmi ses amis et connaissances. En effet, son esprit était focalisé sur quelque chose de beaucoup plus important. Et pour cause, quelques minutes auparavant, il avait été au téléphone avec sa femme, Henrietta, qui l’avait alors informé que les maux de tête de leur enfant s’étaient de nouveau manifestés. Il lui avait alors demandé si Marion avait pris ses médicaments, ce à quoi madame Invictus avait répondu que oui, mais avait également ajouté que cette dernière était partie se coucher.
Cette nouvelle était donc la raison pour laquelle Herman n’était pas focalisé sur ce qui se disait ou se passait autour de lui. Cependant, hormis l’état de santé de son enfant, l’homme d’affaires avait également l’esprit concentré sur la personne responsable de ce que traversait sa fille. Cet homme du nom de Daniel Prine avait osé commettre un acte qui aurait pu coûter la vie à la prunelle de ses yeux, et pour lui, c’était tout bonnement impardonnable. L’homme avait déjà pensé à un moyen de lui faire payer. Et pour ce faire, il avait donné des instructions bien précises à Délaïla. D’ailleurs, avait-elle déjà commencé à effectuer la tâche qu’il lui avait confiée ? Monsieur Invictus ne doutait en aucun cas de ses compétences, mais il savait que cette femme pouvait parfois être très distraite. Il fallait donc qu’il se rassure qu’elle s’était bel et bien mise au travail.
Pendant que Herman avait les idées ailleurs, les personnes autour de lui remarquèrent son étrange comportement, d’autant plus qu’il n’avait absolument pas touché à son dîner. Mademoiselle Nicolay, qui était alors assise à côté de lui au grand dam de Jennifer Homes, posa délicatement sa main sur son avant-bras, ce qui eut bien évidemment pour conséquence de sortir l’homme de ses pensées.
– Herman, est-ce que tout va bien ? dit Alicia par la même occasion.
Alors qu’il revenait parmi les différents convives, monsieur Invictus se rendit non seulement compte que Alice le fixait avec une certaine inquiétude dans le regard, mais que celui de toutes les personnes présentes à leur table était dirigé vers lui.
– Euh ! Y a-t-il un souci ? demanda l’homme d’affaires.
– C’est à toi à qui on devrait poser cette question, Herman. Tu n’as pas dit un mot depuis plusieurs minutes et tu n’as même pas touché au plat qui est devant toi, répondit David Lynch.
– Peut-être que ce dont nous discutons ne l’intéresse pas.
Mademoiselle Nicolay contredit Enrick Lancaster en lui disant que Herman n’était pas du genre à agir de la sorte et que quelque chose devait sûrement le préoccuper.
– Peut-être s’agit-il de la femme avec qui il a passé les dernières heures. Alors Herman, que t’a-t-elle fait pour que tu sois aussi pensif ?
Devant toutes les réactions de ses connaissances, l’homme d’affaires ne pouvait s’empêcher de sourire, d’autant plus que certaines d’entre elles se montraient beaucoup plus taquines que les autres.
– Je crains de devoir te décevoir, Enrick. Aucune femme n’est responsable de mon état pensif. Quoique, en réfléchissant bien, il s’agit plus d’une jeune fille que d’une femme. Bref, pour tout vous dire, j’étais en train de penser à ma fille Marion. Elle a été impliquée dans un accident de la route hier soir.
En entendant cela, presque toutes les personnes à la table de monsieur Invictus furent choquées, tous sauf Simon Morgan qui ruminait dans son coin à cause de tout ce qui s’était passé avec Natacha Barnes et Alice Nicolay. Donc, pendant que la plupart lui demandèrent ce qui s’était passé, voulant savoir comment une telle chose avait pu se produire, le banquier était le seul qui était complètement désintéressé par le sujet. Herman, qui avait remarqué son comportement, ne lui en tint pas rigueur, du moins pour l’instant, et se contenta de répondre aux questions des autres membres.
– Apparemment, la voiture dans laquelle elle se trouvait a été percutée par un autre véhicule qui avait été impliqué dans une course poursuite avec les forces de l’ordre. Dieu merci, mon bébé s’en est sortie sans rien de grave. D’après les médecins, elle souffre juste d’une légère commotion cérébrale et d’un bourdonnement d’oreilles.
– Mon Dieu ! Herman, je n’ose imaginer ce que Henrietta et toi traversez en ce moment, rétorqua mademoiselle Nicolay.
– J’admets que je n’étais absolument pas serein lorsque j’ai appris la nouvelle de son accident. Néanmoins, tout semble aller pour le mieux avec Marion. Si cela n’avait pas été le cas, je ne pense pas que j’aurais pu être présent parmi vous tous aujourd’hui.
À ce moment, Enrick lui demanda ce qu’il était advenu de la personne qui avait été responsable de l’accident, ce à quoi l’homme d’affaires répondit qu’elle était présentement à l’hôpital sous traitement.
– Que comptes-tu faire de lui ? Je doute que tu sois enclin à le laisser s’en sortir aussi facilement, poursuivit Lancaster.
Après un bref moment de silence durant lequel tous les regards s’étaient de nouveau tournés vers Herman, ce dernier lui dit tout simplement que certaines actions étaient déjà en cours. Ce fut quelques instants après qu’il ait donné sa réponse que Simon s’excusa soudainement auprès de tout le monde avant de se lever de son siège et de partir en direction de la porte de sortie. Tandis que la majorité des personnes assises à table se demandait ce qui n’allait pas avec le banquier, l’observant s’éloigner progressivement, seuls Alice et Herman semblaient avoir une idée de ce qui se cachait derrière son étrange comportement. D’ailleurs, monsieur Invictus s’excusa à son tour auprès des autres convives avant de prendre lui aussi la direction de la sortie.
—–*—–
Dans le couloir à l’extérieur de la salle de bal, Simon ne cessait de ruminer sur les récents évènements. Alors qu’il avait passé les quelques dernières minutes à observer Herman et son comportement, il ne parvenait toujours pas à comprendre comment une femme comme Natacha Barnes pouvait rester avec une personne comme lui. Il était celui qui l’avait conduite en ces lieux pour « lui donner une bonne leçon » et lui apprendre qu’il y avait toujours des sacrifices à faire lorsqu’on désirait quelque chose. Si elle avait une personne à blâmer dans toute cette histoire, c’était certainement Herman Invictus. Tout ce que lui avait fait était de juste appliquer les règles du jeu. Sa responsabilité dans cette affaire était alors moindre comparée à celle de son patron.
Fort de tout ceci, pourquoi acceptait-elle de rester avec lui ? Pourquoi lui alors qu’il lui offrait de meilleures conditions de travail et la possibilité de se faire beaucoup de vivre une vie beaucoup plus luxueuse ? Se pourrait-il qu’il existait des gens en ce bas monde qui n’étaient absolument pas intéressés par le fait de mener une telle vie ? Ou se pourrait-il que mademoiselle Barnes souffre d’une sorte de syndrome de Stockholm ? Pour Simon, c’était plus que plausible, sinon comment expliquer son étrange comportement ?
Tandis qu’il marchait dans le couloir, pensant à un moyen de s’emparer de Natacha Barnes, Simon entendit la porte de la salle de bal s’ouvrir et se refermer derrière lui. En se retournant, il se rendit compte que Herman l’avait suivi, ce qui déplut fortement au banquier qui se demanda alors ce qu’il foutait là.
– Simon, peux-tu m’accorder une minute s’il te plaît ?
– Bien évidemment, Herman. Que puis-je faire pour toi ? répondit le banquier amicalement.
– Simon, aurait-il un conflit entre nous dont je ne serai point au courant ?
– Je ne vois absolument pas de quoi tu parles.
– Simon, pas avec moi. Nous nous connaissons depuis assez longtemps pour savoir quand l’un de nous deux bluffe. De quoi s’agit-il exactement ? Est-ce en rapport avec ma secrétaire, mademoiselle Barnes ?
– Ta secrétaire n’a absolument rien à voir dans cette histoire, rien du tout.
– Alors tu vas me dire que ton changement récent de comportement à mon égard n’a aucun rapport avec Natacha Barnes. Simon, que t’a-t-elle dit à mon sujet pour que tu puisses agir de la sorte ?
Le banquier répéta à Herman que sa secrétaire ne lui avait rien dit et n’avait rien à voir dans son récent changement de comportement.
– Tu sais quoi, Herman ? Sache que tu n’es pas le seul à avoir reçu de très mauvaises nouvelles ce soir.
– Je vois. Il semblerait que je sois celui qui ait fausse route en interprétant la situation de la mauvaise manière.
– Il semblerait que ce soit en effet le cas. Donc, si tu veux bien m’excuser, j’ai d’autres priorités à traiter en ce moment.
Tandis que Simon s’éloignait progressivement d’Herman, l’homme d’affaires n’était absolument pas convaincu par l’échange qu’il venait d’avoir. Pour lui, il était clair que l’étrange comportement du banquier trouvait son origine en la personne de Natacha Barnes. Cependant, ne sachant pas exactement ce qui s’était passé durant leurs moments intimes, cela le mettait dans une situation quelque peu délicate, d’autant plus que Morgan n’était pas le genre de personnes qu’il voulait avoir en tant qu’ennemi.
– Mademoiselle Barnes, qu’avez-vous bien pu lui dire ? se demanda-t-il.
Se retrouvant désormais seul dans un des couloirs du manoir, Herman partit à la recherche de Michel Ankou.
—–*—–
Dans la pièce réservée aux jeunes invités de la séance de dégustation, tout le monde ou presque savourait les somptueux repas qui leur avaient été fournis. En effet, seule mademoiselle Barnes ne semblait pas apprécier ce qu’elle avait devant elle. À vrai dire, depuis le début de la phase de dîner, la jeune femme n’avait touché à son plat. Après tout ce qu’elle venait de subir, Natacha n’avait pas très faim. D’ailleurs, elle ne comprenait pas comment toutes ces personnes autour d’elle pouvaient se comporter comme si de rien n’était. Ils avaient pourtant subi le même traitement qu’elle, n’est-ce pas ?
Tout comme elle, ils avaient été invités en ces lieux sans savoir ce qui les attendait vraiment. Tout comme elle, ils avaient été acquis ou plutôt vendus lors d’une séance de mise aux enchères. Et tout comme elle, ils avaient forcément dû avoir des relations sexuelles avec des gens qu’ils n’aimaient pas, et ce avant d’être forcés à porter des vêtements ridicules que la plupart d’entre eux ne porteraient sans doute pas dans la vie de tous les jours. S’ils avaient tous eu la même expérience, alors comment se faisait-il qu’ils mangeaient, buvaient, et discutaient entre eux comme si rien de tout ça ne s’était produit ? Comment pouvaient-ils agir comme s’il s’agissait d’une simple réunion entre de vieux amis du lycée ?
Entre colère, tristesse, étonnement, et dégoût envers toutes ces personnes, Natacha était dans une totale incompréhension. Une chose était cependant devenue très claire pour elle, à l’issue de cette séance de dégustation, sa vie ne sera plus jamais la même. Même si monsieur Invictus venait à ne plus lui demander d’horribles faveurs après cet évènement, les séquelles causées par toutes ses actions et par tout ce qu’elle avait vécu durant cette journée n’étaient pas près de disparaître. Elle n’avait aucun moyen d’oublier, et ce même si elle partait en thérapie. Mademoiselle Barnes avait vu de ses propres yeux les dérives de la fameuse haute société comme les médias aimaient l’appeler. Ces gens se servaient de leur pouvoir et leur immense fortune pour obtenir ce qu’ils voulaient. Et lorsque certaines choses ne se passaient pas comme selon leur volonté, ils n’hésitaient pas à recourir aux menaces et à la violence.
– Ce ne sont que des animaux, murmura-t-elle avec une voix emplie de mépris.
– Qu’est-ce que tu viens de dire ? rétorqua alors Olivia qui était assise juste à côté d’elle.
– Rien. Je n’ai absolument rien dit.
Alors que ses émotions négatives gagnaient en intensité et que son regard était désormais fixé sur le couteau qui se trouvait à côté de son assiette, une envie suicidaire s’empara de Natacha. Elle avait envie de se saisir de cet objet et de se tailler les veines avec. De cette façon, elle mettrait fin à son calvaire en plus de saccager leur séance de dégustation. Ces gens l’avaient précédemment empêchée de mettre un terme à ses jours en sautant par la fenêtre de sa chambre, mais il n’y avait personne pour la surveiller cette fois-ci. Tout ce qu’elle avait à faire était d’attraper le couteau et de passer à l’action.
Tandis que la main tremblante de Natacha s’approchait lentement de l’objet de sa convoitise et qu’elle essayait de se donner du courage pour mener son action jusqu’au bout, Olivia se demandait ce qu’elle comptait encore faire pour attirer l’attention sur elle. Cela ne lui suffisait pas de jouer les saintes nitouches, il fallait en plus qu’elle se croie supérieure aux autres en les traitant littéralement d’animaux. Mademoiselle Price se dit alors que si elles ne s’étaient pas été toutes les deux dans un lieu de haut standing, il y a longtemps qu’elle se serait occupée de son cas. Malheureusement, elle ne pouvait pas agir comme elle le voulait sans rabaisser son image. Il était donc hors de question pour elle de déclencher un quelconque conflit tant que cet évènement n’était pas fini.
– Mais qu’est-ce que cette conne fabrique encore ? se questionna-t-elle lorsqu’elle vit Natacha saisir le couteau.
Pendant qu’elle l’observait du coin de l’oeil, Olivia ne put s’empêcher de trouver le comportement de mademoiselle Barnes suspect. En effet, bien qu’elle venait d’attraper le couteau devant elle, cette dernière ne semblait pas avoir pour objectif de manger ce qu’il y avait dans son assiette. Non, la seule chose qu’elle faisait était d’observer l’objet et…sa main.
– Attends un peu ! Elle ne compte tout de même pas…, pensa Olivia.
Venant de comprendre ce que Natacha s’apprêtait à faire, la jeune femme se dit que c’était un peu trop hardcore comme manière d’attirer l’attention des gens. Si elle venait à mettre son plan à exécution, la séance risquerait de tourner au drame, ce qu’elle devait à tout prix empêcher. Pour ce faire, elle plaça brusquement sa main sur l’avant-bras de mademoiselle Barnes avant de lui demander si tout allait bien.
– Tu n’as pas touché à ton assiette depuis que tu as été servie, poursuivit-elle.
Surprise par cette soudaine intervention de la part de sa voisine, Natacha dévia temporairement son regard du couteau afin de le poser sur Olivia.
– Je n’ai pas très faim. Peux-tu maintenant retirer ta main s’il te plaît ?
Parce que la jeune femme n’avait plus la même expression faciale, cela conforta Olivia dans l’idée que non seulement cette personne était réellement prête à se tailler les veines avec le couteau qu’elle tenait présentement dans la main, mais qu’elle devait également tout faire pour l’empêcher. De plus, personne à leur table ne semblait avoir remarqué ce qui se passait, les autres invités étant beaucoup trop occupés à parler de leur expérience avec leurs futurs bienfaiteurs.
– Tu sembles vraiment ne pas aller bien. Peut-être devrai-je appeler un des membres du personnel pour qu’il vienne voir ce qui ne va pas.
– Je t’ai dit de retirer ta main. Tu ne m’as pas entendu la première fois ou tu le fais exprès ?
La tension entre les deux femmes commençait à grandir, ce qui eut pour conséquence d’attirer l’attention de certaines personnes à leur table. Cependant, mademoiselle Price ne pouvait pas la laisser s’accroître davantage. Elle savait que les autres se demandaient déjà ce qui se passait entre Natacha et elle. Elle murmura alors quelque chose à l’oreille de mademoiselle Barnes avant de finalement retirer sa main comme elle le lui avait demandé.
Quelques dizaines de secondes plus tard, Natacha, qui semblait avoir été perturbée par ce que lui avait Olivia, se leva de son siège et se dirigea vers un des employés présents dans la salle, le tout sous le regard de toutes les personnes présentes. Celui-ci lui demanda alors s’il pouvait l’aider d’une quelconque façon, ce à quoi elle répondit qu’elle avait besoin de se rendre aux toilettes. L’homme fit ensuite signe à une de ses collègues avant d’inviter mademoiselle Barnes à la suivre. Les deux femmes quittèrent alors la pièce, laissant derrière elles des personnes curieuses et un couteau.
A suivre !!!